VI
Les Noms
Margaret ne perdit pas de temps à se demander quand – ni si – son audience promise chez la reine allait avoir lieu. Nombre d’avenirs qu’elle lisait dans les flammes de vie y menaient, et un nombre encore plus grand n’y menaient pas, mais en aucun cas elle ne vit l’entrevue empêcher la guerre sanglante qu’elle redoutait.
En attendant, les activités ne manquaient pas pour occuper ses loisirs. Car elle découvrait en Camelot une ville plus complexe qu’elle n’avait supposé.
Durant son enfance dans le Nord elle avait appris à voir dans l’esclavage l’expression du tout ou rien, ce qu’il était la plupart du temps. Impossible de l’autoriser ou le pratiquer à demi. On était acheté et vendu par une autre personne, ou on ne l’était pas. Forcé ou pas de travailler pour le bénéfice d’un autre sous menace de sévices corporels et de mort.
Mais la cuirasse avait tout de même ses défauts. Les propriétaires d’esclaves ne restaient pas indifférents aux élans naturels d’humanité. Malgré les règles strictes qui l’interdisaient, certains Blancs se prenaient d’affection pour des Noirs dévoués. Il était illégal d’affranchir un esclave, pourtant les Ashworth n’étaient pas les seuls Blancs à émanciper certains des leurs avant de les employer – des esclaves pas forcément de l’âge de Biche. Il était peut-être impossible de combattre l’institution de l’esclavage par voie de presse ou dans des réunions publiques, mais rien n’empêchait que s’opèrent des réformes en douceur.
C’est ce qu’elle écrivait dans une lettre pour Alvin lorsqu’on frappa doucement à sa porte.
« Entrez ? »
C’était Poissarde. Elle entra sans rien dire, tendit une carte de visite et s’en repartit quasiment avant que Margaret ait eu le temps de la remercier. « Merci, Poissarde ». La carte venait d’un chemisier de Philadelphie, ce qui l’intrigua un moment, jusqu’à ce qu’elle pense à la retourner pour découvrir un message gribouillé d’une main d’enfant insouciant :
Chère belle-sœur Margaret,
J’ai appris que tu étais en ville. On dîne ensemble ? On se retrouve en bas à quatre heures.
Calvin Miller.
Elle n’avait pas songé à surveiller sa flamme de vie depuis bien des jours, trop occupée à explorer la société de Camelot. Elle se mit évidemment aussitôt en quête, et la lueur reconnaissable entre toutes faillit bondir à sa rencontre depuis la forêt d’autres lueurs de la ville environnante. Elle n’aimait pas regarder dans la flamme de son beau-frère à cause de toute la malveillance qu’elle recelait en permanence. Ses inspections étaient brèves et jamais en profondeur. Elle eut cependant aussitôt connaissance de sa liaison avec Lady Ashworth et en éprouva du dégoût malgré sa longue expérience des péchés et petites manies affligeant le genre humain. Se servir de son talent pour susciter le désir de la femme – quelle différence avec un viol ? Il est vrai que Lady Ashworth aurait pu d’un cri appeler ses esclaves et le faire jeter hors de sa demeure – le seul cas où des esclaves avaient droit de malmener un Blanc –, mais c’était une novice en matière d’envies sexuelles et, comme une adolescente à sa première bouffée de puberté, elle ne disposait d’aucune stratégie pour résister. Alors que les structures de la société empêchaient garçons et filles de rester seuls ensemble durant cette période chaotique, Lady Ashworth, adulte de haut rang, ne bénéficiait pas de cette protection. Sa fortune lui fournissait occasions et intimité mais ne l’aidait guère à résister à la tentation.
Une pensée vint à l’esprit de Margaret : Il pourrait s’avérer utile d’en savoir davantage sur l’adultère de Lady Ashworth.
Puis, honteuse, elle repoussa l’idée d’un contact avec le péché de la femme. Toute sa vie, elle avait connu les péchés d’autrui et aussi constaté les avenirs effroyables qui en résulteraient si elle racontait ce qu’elle savait. Dieu lui avait donné ce talent exceptionnel, mais sûrement pas pour qu’elle sème le malheur.
Et pourtant… si sa connaissance de la relation intime entre Calvin et Lady Ashworth pouvait aider à prévenir la guerre…
Elle digérait mal que le plus coupable des deux, Calvin, reste imperméable à la honte et qu’on ne puisse donc pas se servir de l’adultère contre lui, à moins que Lord Ashworth ne soit un duelliste émérite (mais Margaret subodorait que, dans un duel avec Calvin, Lord Ashworth découvrirait que son pistolet refusait de tirer et que son épée se brisait au premier assaut). Mais il en allait toujours ainsi : les charmeurs et les violeurs supportaient rarement les conséquences de leurs actes, en tout cas moins durement que leurs victimes séduites et désespérées.
On servait le dîner à quatre heures. Seulement deux heures à patienter. Poissarde n’avait pas attendu de réponse au message et, selon toute probabilité, Calvin n’en attendait pas non plus. Soit elle acceptait le rendez-vous, soit elle refusait – et pour tout dire, la flamme de vie de son beau-frère indiquait qu’il n’en avait cure. Vouloir la rencontrer n’était qu’une lubie de sa part. Il visait autant à découvrir qui elle était qu’à s’accrocher à ses basques pour mieux s’approcher du roi.
Et même son envie de voir le roi ne participait d’aucun dessein. Calvin connaissait Napoléon, un souverain en exil ne l’impressionnerait pas. L’espace d’un instant, Margaret se demanda si Calvin ne projetait pas de tuer le roi Arthur de la même façon qu’il avait assassiné – exécuté, dans l’esprit du meurtrier – William Henry Harrison. Mais non. Sa flamme de vie ne révélait aucun chemin de ce genre dans son avenir, ni de désir pareil enfoui en lui actuellement.
C’était là l’ennui avec la flamme de vie de Calvin. Elle n’arrêtait pas de changer d’un jour et même d’une heure à l’autre. La plupart des gens, limités par leurs conditions de vie, n’avaient guère de choix possibles, aussi leurs flammes montraient-elles des avenirs qui ne suivaient qu’une poignée de chemins probables. Même des êtres puissants, comme son mari Alvin à qui ses pouvoirs offraient d’immenses perspectives, présentaient un éventail d’avenirs plus important mais néanmoins quantifiables parce qu’ils restaient prévisibles, que les choix participaient d’une logique.
Calvin, en revanche, papillonnait constamment au gré de sa fantaisie. Ces derniers temps, son affection pour un intellectuel français avait canalisé ses impulsions, parce que Balzac était un esprit fort mais dès que ses avenirs divergeaient de ceux du romancier, ils se ramifiaient, se divisaient bifurquaient et se disséminaient en milliers, en millions d’avenirs, aucun plus vraisemblable que les autres. Impossible pour Margaret de les suivre tous et de voir où ils menaient.
C’est dans la flamme de vie d’Alvin, et non dans celle de Calvin, qu’elle avait vu mourir le premier à cause des machinations du second. Nul doute qu’en suivant chacun des milliards de chemins de l’avenir de son beau-frère elle découvrirait autant de moyens différents pour Calvin de parvenir à ses fins. La haine, la jalousie, l’amour et l’admiration pour son aîné étaient les seules constantes dans le cœur inconstant de Calvin. Qu’il lui veuille du mal jusqu’à finir par passer à l’acte était indiscutable ; et Margaret ne voyait aucun moyen de l’en empêcher.
À moins de le tuer.
Que m’arrive-t-il ? se demanda-t-elle. D’abord j’envisage le chantage en menaçant d’étaler au grand jour le péché de Lady Ashworth, et maintenant je songe sérieusement à assassiner le frère de mon mari. Le simple contact de Calvin entraînerait-il la tentation ? Sa flamme de vie influerait-elle sur la mienne ?
Ce serait agréable de pouvoir rendre Calvin responsable de mes propres bassesses, non ?
Margaret était sûre d’une chose : on portait en soi les graines de tous les péchés. Sinon, où serait la vertu quand on se retient d’obéir à ces élans ? Nul besoin pour elle que Calvin lui apprenne à penser au mal. Il lui suffisait de se sentir frustrée devant son incapacité à modifier les événements, devant son impuissance à sauver son époux d’un sort qu’elle distinguait clairement et dont Alvin lui-même n’avait pas l’air de se soucier. L’envie de forcer les autres à plier ou rompre sous sa volonté était toujours là, d’ordinaire enfouie si profond qu’elle n’avait plus conscience de la porter en elle, mais qui refaisait de temps en temps surface pour agiter le fruit mûr de la puissance juste hors de sa portée. Elle savait, comme quelques rares personnes, que le pouvoir de contraindre dépendait entièrement de la peur ou de la faiblesse des autres. Il était possible de se servir de la contrainte, oui, mais au bout du compte on se retrouvait entouré uniquement de faibles et d’apeurés, tous les courageux et les forts ligués contre soi. Et nombre d’ennemis forts et braves rivalisaient eux aussi de malveillance. Plus on contraignait autrui, plus vite on se rapprochait de l’instant de sa perte.
Un sort que connaîtrait même Napoléon. Margaret le savait car elle avait fouillé plusieurs fois sa flamme de vie noire et brûlante lorsqu’elle surveillait les faits et gestes de Calvin durant son séjour en France. Elle avait vu le champ de bataille. Vu les ennemis déployés devant lui. Aucune contrainte, même alimentée par le talent apparemment irrésistible de Napoléon, ne pouvait bâtir un édifice durable. C’est seulement quand un chef rassemble des partisans consentants partageant des objectifs semblables que ses réalisations survivent à sa disparition. Alexandre en a donné la preuve lorsque son empire s’est écroulé après sa mort ; Charlemagne n’a guère fait mieux, et Attila pire – son empire à lui s’est évaporé dès sa mort. L’Empire romain, en revanche, bâti collectivement a duré deux mille ans ; celui de Mahomet n’a cessé de grandir après lui pour devenir une civilisation. La France de Napoléon n’était pas Rome, ni Napoléon Mahomet.
Mais au moins l’empereur français essayait-il de réaliser quelque chose. Calvin, lui, n’avait aucune intention de réaliser quoi que ce soit. Son talent c’était de créer, mais il n’en éprouvait pas l’envie ; l’obsession de bâtir n’entrait pas dans sa nature. Il était lui-même faible et peureux. Il ne supportait pas le mépris ; il craignait la honte plus que la mort. Du coup, il se croyait brave. Bien des gens commettent la même erreur sur leur propre compte. Parce qu’ils sont capables d’affronter l’idée de la douleur physique voire de la mon, ils s’imaginent avoir du courage seulement pour découvrir que, menacés de honte, ils se soumettent à n’importe quel ordre imbécile ou abandonnent tous leurs trésors, même les plus chers à leur cœur.
Calvin, que vais-je faire de toi ? N’existe-t-il aucun moyen de faire naître une véritable humanité dans ton cœur fragile et démentiel ? Il ne doit pas être trop tard, même dans ton cas. Sur les millions de chemins divergents de ta flamme de vie, il doit y en avoir un au moins où tu trouves le courage de reconnaître la grandeur d’Alvin sans craindre qu’on te méprise parce que tu es moins fort. Il doit y avoir un moment où tu décides d’aimer la bonté pour elle-même et de ne plus te soucier de l’opinion d’autrui.
Dans tout tas de paille, il doit y avoir un fétu qui, planté et entretenu, arrosé et nourri, peut reprendre vie et grandir.
*
Honoré de Balzac trottinait derrière Calvin, et son énervement montait à chaque foulée. « Ralentissez, espèce d’échalas, je vais finir sur les genoux à vouloir suivre votre allure.
— Vous marchez si lentement, répliqua Calvin. Des fois, faut que j’fasse de grandes enjambées, sinon j’ai des sursauts dedans les pattes.
— Alors sautez, si vous avez des sursauts. » Mais la dispute s’arrêta là – Calvin marchait moins vite à présent. « Votre belle-sœur… qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle va payer le repas ?
— J’vous ai dit, c’est une torche. La Napoléon des torches. Elle connaîtra avant de nous retrouver en bas de l’escalier que j’ai pas un sou. Ou pas un chelin. Suivant ce qu’on dit par icitte.
— Elle fera donc demi-tour et remontera dans sa chambre.
— Non. Elle voudra m’voir.
— Mais, Calvin, mon ami, si c’est une torche, elle doit savoir ce que vous avez dans le cœur. Qui aurait envie de vous fréquenter, dans ce cas-là ? »
Calvin se retourna vers lui, la figure déformée par la colère. « Qu’esse vous voulez dire ? »
L’espace d’une seconde, Honoré eut peur. « S’il vous plaît, ne me changez pas en grenouille, monsieur le Faiseur.
— Si vous m’aimez pas, pourquoi vous êtes tout l’temps après m’suivre ?
— J’écris des romans, Calvin. J’étudie les gens.
— Vous m’étudiez, moi ?
— Non, bien sûr que non, je tiens déjà votre personnage, je n’ai plus qu’à écrire. Ce que j’étudie, ce sont les gens que vous croisez. Leurs réactions face à vous. Vous donnez l’impression d’éveiller quelque chose en eux.
— Quoi donc ?
— Ça dépend. C’est ce que j’étudie.
— Vous usez d’moi, alors.
— Bien entendu. Vous imaginiez-vous que je restais pour vos beaux yeux ? Nous prenez-vous pour Castor et Pollux ? Jonathan et David ? Je serais idiot de vous aimer comme un ami. »
La figure de Calvin s’assombrit encore. « Pourquoi vous seriez un idiot ?
— Parce qu’il n’y a pas place pour moi dans votre vie. Vous êtes déjà engagé dans une danse avec votre frère. Caïn et Abel n’avaient pas d’amis – remarquez, ils étaient les deux seuls hommes vivants. Le meilleur exemple serait peut-être Romulus et Remus.
— Lequel je suis ? demanda Calvin.
— Le cadet, répondit Honoré.
— Alors vous croyez qu’il va vouloir me tuer.
— Je parlais de l’intimité des frères, non de la fin de l’histoire.
— Vous jouez avec moi.
— Je joue avec tout le monde, dit Honoré. C’est ma vocation. Dieu m’a mis sur terre pour traiter mes semblables comme les chats traitent les souris. Pour jouer avec eux, leur ôter d’un coup de dent la dernière étincelle de vie, puis les prendre dans ma gueule et les déposer sur le seuil des maisons. La littérature, c’est ça.
— Vous prenez d’grands airs pour un écrivain qu’a toujours pas de livre publié.
— Il n’y a pas de livre assez gros pour contenir toutes les histoires que j’ai en moi. Mais je serai bientôt prêt à écrire. Je rentrerai en France, j’écrirai mes livres, on m’arrêtera de temps en temps, j’aurai des dettes, je gagnerai des tas d’argent mais jamais assez, et finalement mes œuvres dureront beaucoup plus longtemps que l’empire de Napoléon.
— C’est p’t-être ce que croiront seulement les genses qui les liront.
— Vous ne le saurez jamais. Vous êtes illettré en français.
— J’suis illettré dans presque toutes les langues, répliqua Calvin. Comme vous.
— Oui, mais, dans le championnat d’illettrisme, je vous accorde la palme.
— On est arrivés », dit Calvin.
Honoré jaugea la demeure. « Votre belle-sœur n’est pas riche, mais elle dépense son argent pour loger dans une maison respectable.
— Qui dit qu’elle est pas riche ? Réfléchissez donc. Elle connaît ce que l’monde pense. Elle connaît tout ce qu’ils ont fait et tout ce qu’ils vont faire. Elle voit l’avenir ! Vous pouvez être sûr qu’elle a placé quèques piastres ici et là. J’gage qu’elle a des masses d’argent asteure.
— En voilà une façon ridicule d’employer un pareil pouvoir ! Faire de l’argent, c’est tout. Moi, si je voyais dans l’âme des gens, je pourrais écrire le roman le plus vrai qui soit.
— J’croyais que vous pouviez déjà.
— Je peux, mais j’imagine ce que les gens ont dans le cœur. Je ne suis pas sûr d’avoir raison. Je ne me suis encore jamais trompé sur personne, mais je ne suis jamais sûr.
— Ils sont pas si durs que ça à comprendre, les genses, dit Calvin. Vous en causez comme d’un mystère, comme si vous étiez le grand prêtre qu’a reçu la parole de Djeu lui-même, mais les genses sont jusse des genses. Ils veulent tous les mêmes affaires.
— Enumérez-les-moi pendant que nous entrons nous mettre à l’ombre. »
Calvin tira sur la ficelle qui actionnait la clochette. « L’eau. Le manger. Se soulager des deux bords. Trouver une femme ou un homme, ça dépend. Devenir des richards. S’faire respecter et aimer. Forcer l’monde à obéir à leur volonté. »
La porte s’ouvrit. Une Noire recula afin de leur permettre d’entrer. Honoré s’arrêta dans l’encadrement de la porte, prit la femme par le menton et lui releva la tête pour la regarder en face. « Et vous, qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous voulez plus que tout au monde ? »
La femme le fixa un instant avec terreur. Ses yeux virèrent à gauche, à droite. Honoré savait qu’elle avait envie de les baisser à nouveau, de retrouver son univers sûr et ordonné, mais elle n’osa pas détourner la tête tant qu’il lui tenait le menton, de peur qu’il l’accuse d’insolence. Puis elle cessa de résister pour soutenir son regard, comme si elle voyait en lui et constatait qu’il n’avait pas de mauvaises intentions, seulement le désir de la comprendre.
« Qu’est-ce que vous voulez ? » demanda-t-il encore.
Les lèvres de la femme remuèrent.
« Vous pouvez me le dire, fit Honoré.
— Un nom », murmura-t-elle.
Là-dessus elle s’arracha à sa prise et s’enfuit.
Honoré la suivit des yeux avec stupeur. « À votre avis, que voulait-elle dire ? Elle doit bien avoir un nom, sinon comment son maître l’appelle-t-il quand il a besoin d’elle ?
— Faudra demander à Margaret, répondit Calvin. C’est elle qui voit ce qui s’passe dans la tête de tout l’monde. »
Ils s’assirent sur la galerie et observèrent les abeilles et les oiseaux-mouches qui lançaient des razzias sur les fleurs du jardin. Pour s’amuser, Calvin entreprit bientôt d’immobiliser en plein vol les ailes des abeilles. Il pointait le doigt dans la direction d’une butineuse qui tombait alors comme une pierre. L’instant suivant, étourdie et vexée, elle se remettait à bourdonner et reprenait l’air. Mais déjà Calvin pointait le doigt vers une autre abeille qui connaissait le même sort. Honoré riait parce qu’il trouvait franchement drôle de les voir chuter, d’imaginer leur désarroi. « S’il vous plaît, ne le faites pas aux oiseaux-mouches », dit-il.
Il regretta aussitôt des paroles aussi imprudentes. Comme il fallait s’y attendre, c’est exactement ce que décida Calvin. Il pointa le doigt. Les ailes de l’oiseau-mouche cessèrent de battre. Le volatile s’abattit à pic. Mais il ne bourdonna ni ne reprit son envol. Il se débattit par terre, agitant une aile tandis que l’autre gisait, invalide, dans la poussière.
« Pourquoi abîmer une créature aussi belle ? demanda Honoré.
— Qui écrit les règles ? fit Calvin. Pourquoi c’est drôle de l’faire aux abeilles et pas aux oiseaux ?
— Parce que l’abeille n’en souffre pas. Parce que les oiseaux-mouches ne piquent pas. Parce qu’il existe des millions d’abeilles mais que les oiseaux-mouches sont aussi rares que les anges.
— Pas dans l’pays.
— Vous voulez dire qu’il y a beaucoup d’anges à Camelot ?
— J’veux dire qu’y a des milliers d’oiseaux-mouches. Ça court les rues, c’est aussi commun qu’les écureuils.
— Alors c’est normal de briser l’aile de celui-ci et de le laisser crever ?
— Qu’est-ce qui vous prend ? Dieu s’occupe des moineaux et vous des oiseaux-mouches ?
— Quand on ne peut pas réparer, dit Honoré, on ne casse pas. »
Calvin fulmina, se releva d’une poussée de son fauteuil, sauta par-dessus la rambarde et s’agenouilla près de l’oiseau. Il lui tripota l’aile, s’efforça de la redresser. L’animal continuait de se débattre dans sa main.
« Bouge pas, maudite bête. »
Calvin maintint droite l’aile blessée, ferma les yeux, se concentra. Mais les gigotements de l’oiseau le gênaient. Il eut un geste d’exaspération, comme s’il secouait un enfant, et les os de l’aile s’émiettèrent sous ses doigts. Il lâcha le volatile et contempla l’aile anéantie, une expression de dégoût sur la figure.
« C’est un jeu ? demanda Honoré. Vérifier combien de fois vous pouvez briser la même aile d’oiseau-mouche ? »
Calvin le regarda avec fureur. « Ferme ta maudite goule.
— L’oiseau a mal, monsieur le Faiseur. »
Calvin se remit debout d’un bond et piétina brutalement l’oiseau. « L’a plus mal, asteure.
— Calvin le guérisseur », fit Honoré. Malgré son ton blagueur, il se sentait écœuré. C’était sa provocation qui avait tué l’oiseau. Bien sûr, l’animal n’avait de toute façon aucune chance d’en réchapper. Il était condamné à mort dès que Calvin l’avait fait chuter. Mais, là encore, la responsabilité en revenait à Honoré qui avait demandé à Calvin de le laisser tranquille. Il savait, ou il aurait dû savoir, que son conseil ne pouvait qu’aiguillonner son compagnon.
« C’est vous qui m’avez poussé à l’faire », dit Calvin. Il refusait de regarder Honoré dans les yeux. Le Français s’en inquiétait davantage que d’un regard provocant Calvin éprouvait de la honte devant son ami. Ce qui n’augurait rien de bon pour l’avenir de l’ami en question.
« Ridicule, fit joyeusement Honoré. Vous l’avez décidé en toute connaissance de cause. Il ne faut pas tuer les abeilles parce qu’elles fabriquent du miel ! Mais qu’est-ce qu’un oiseau-mouche nous apporte ? Une tache de couleur dans le ciel, puis il meurt, et voilà ! Une tache de couleur par terre. Et où a-t-on le plus besoin de couleur ? Le ciel regorge de couleurs vives. La terre en manque toujours. Vous avez embelli le monde.
— Un d’ces jours, j’en aurai soupé d’vous et d’votre humour noir, dit Calvin.
— Pourquoi attendre si longtemps ? J’en ai déjà soupé de moi.
— Mais vous aimez vos blagues.
— Je ne sais pas si je les aime tant que je ne m’entends pas les dire », fit Honoré.
Il perçut des pas dans la maison, qui s’approchaient de la porte. Il se retourna. Margaret Smith, malgré un air sévère, ne manquait pas de charme. Elle était même franchement attirante. Certains l’auraient peut-être jugée trop grande pour Honoré, mais, comme la plupart des hommes petits, le Français avait depuis longtemps dû accepter l’idée d’admirer des femmes d’une taille supérieure ; le contraire aurait nettement réduit le cheptel de compagnes possibles.
Mais celle-ci n’entrait pas dans cette catégorie. Elle haussa légèrement un sourcil, comme pour signifier à Honoré qu’elle accusait réception de son admiration et qu’elle la trouvait agréable mais stupide de sa part. Elle porta ensuite son attention sur Calvin. « Je me souviens, dit-elle, avoir un jour vu Alvin guérir un animal blessé. »
Honoré grimaça et jeta un regard en coin à Calvin. À sa grande surprise, au lieu d’exploser de colère, Calvin se contenta de sourire à la femme. « Content de te voir, Margaret.
— Que ce soit tout de suite bien clair, fit sa belle-sœur. Je n’ignore aucune de tes vilenies. Je sais combien tu détestes et jalouses mon mari. Je connais la rage que je t’inspire en ce moment et ton envie de m’humilier. Alors, pas de comédie entre nous.
— Entendu, dit Calvin en souriant. J’veux faire l’amour avec toi. J’veux te mettre en famille de mon bébé au lieu de celui d’Alvin.
— Tout ce que tu veux, c’est me mettre en colère et me faire peur. Tu veux que je me demande si tu ne vas pas te servir de tes pouvoirs pour causer du tort au bébé dans mon ventre et ensuite pour me séduire comme tu l’as fait avec une autre pauvre femme. Alors je vais te rassurer. Les sortilèges qui protègent mon bébé sont d’Alvin lui-même, et tu n’es pas assez habile pour les forcer.
— Tu crois ça ?
— Je le sais parce que tu as déjà essayé, que tu as échoué et que tu n’entrevois même pas pourquoi. Quant à vouloir me séduire, garde tes forces pour celles qui ne percent pas à jour tes simulacres. Maintenant, allons-nous dîner, oui ou non ?
— Moi, j’ai faim », fit Honoré, anxieux de sortir la conversation de l’hostilité dangereuse dans laquelle elle avait commencé. Cette femme ignorait-elle quelle espèce de fou était Calvin ? « Où allons-nous manger ?
— Comme je suis censée payer, répondit Margaret, ce sera dans un restaurant à la portée de ma bourse.
— Parfait, fit le Français, je me sens malade rien qu’à l’idée de manger dans un restaurant à la portée de ma bourse à moi. »
Ce qui lui valut un soupçon de sourire de la part de l’austère madame Smith. « Donnez-moi le bras, monsieur de Balzac. Ne disons pas à mon beau-frère où nous allons.
— Très drôle », fit Calvin qui grimpa par-dessus la rambarde et regagna la galerie. La fureur perçait dans sa voix. Honoré était soulagé. Cette femme, cette torche, devait vraiment le comprendre mieux que lui, car Calvin avait l’air de se calmer malgré les piques qu’elle lui avait imprudemment lancées. Évidemment, sous la protection de sortilèges, elle se sentait sans doute plus sûre d’elle.
Mais était-ce sur les sortilèges qu’elle comptait ? Elle avait pour mari le Faiseur que Calvin rêvait d’être, alors elle pouvait fort bien compter sur la conviction de son beau-frère qu’il devrait affronter la colère vengeresse de son aîné s’il s’avisait de porter atteinte au bébé ou à la mère, et il savait qu’il ne pesait pas lourd devant Alvin le Faiseur. Un jour, il faudrait qu’il se mesure à lui, mais il n’était pas prêt, aussi n’allait-il pas s’en prendre à sa femme ni à son enfant.
En tout cas, c’est ainsi que raisonnerait un homme sensé.
*
Calvin s’efforça de ne pas se mettre en colère durant le repas. À quoi bon ? Elle voyait tout ce qu’il pensait ; du coup elle voyait aussi qu’il refrénait sa colère, alors à quoi bon, là encore ? Il ne supportait pas l’existence même d’une telle femme, une femme qui croyait connaître la vérité de son âme uniquement parce qu’elle percevait ses désirs secrets. Eh bien quoi, tout le monde en avait, des désirs secrets, non ? On ne condamnait pas les gens pour les élucubrations qui leur passaient par la tête, tout de même ? Seuls leurs actes comptaient.
Il se souvint alors de l’oiseau-mouche mort. De Lady Ashworth nue dans son lit. Il s’arrêta avant de passer en revue toutes les actions qu’on lui avait reprochées : inutile d’en dresser la liste pour l’œil vigilant de Margaret. Pour qu’elle en rende compte à Alvin dans une version sûrement noircie au possible. L’espionne d’Alvin…
Non, il fallait contenir sa colère. Elle ne pouvait rien à son talent, pas plus que Calvin ni personne n’y pouvait au sien. Elle n’était pas une espionne.
Mais un juge, oui. Elle le jugeait bel et bien, elle l’avait admis. Elle jugeait tout le monde. C’était la raison de sa présence dans les colonies de la Couronne – parce qu’elle les avait jugées et condamnées pour leur pratique de l’esclavage, quand bien même la terre entière l’avait toujours pratiqué jusqu’à une époque très récente, une condamnation un peu abusive puisque l’idée d’émancipation n’était qu’une nouvelle mode fantaisiste lancée par l’Angleterre puritaine et quelques philosophes français.
Et puis il refusait qu’elle le juge sur ses actes. Ça non plus n’était pas juste. On commettait tous des erreurs. On s’apercevait tous par la suite qu’on avait pris la mauvaise décision. On n’allait pas se l’entendre reprocher toute sa vie, tout de même ?
Non, il fallait juger les gens sur leurs projets à long terme. Sur le but ultime qu’ils se fixaient. Calvin allait aider Alvin à bâtir la Cité de Cristal. Voilà pourquoi il s’était rendu en France et en Angleterre, non ? Afin d’apprendre comment on canalisait les individus vers un seul objectif et comment on les gouvernait dans le vrai monde. Rien à voir avec l’enseignement piteux d’Alvin à Vigor Church, quand il essayait de changer ses semblables en ce qu’ils n’étaient pas et ne seraient jamais. Non, Alvin n’arriverait à rien de cette façon-là. Calvin allait régler la question, revenir et montrer comment s’y prendre à son aîné. Calvin serait le professeur et les deux frères bâtiraient ensemble la grande cité qui gouvernerait le monde ; même Napoléon passerait les saluer, et alors toutes les erreurs de Calvin, toutes ses mauvaises pensées seraient oubliées, noyées dans l’honneur et la gloire qui lui reviendraient.
Et même s’il échouait, c’était son projet qui comptait. Il se résumait à son projet, et Margaret devait le juger là-dessus.
À la réflexion, rien ne l’autorisait à le juger. C’est ce qu’avait dit Jésus, non ? Ne juge pas si tu ne veux pas être jugé. Jésus avait pardonné à tous. Margaret devrait prendre exemple sur lui et pardonner à Calvin au lieu de le condamner. Si l’on pratiquait davantage le pardon sur terre, on y vivrait mieux. Tout le monde péchait. Qu’était la petite aventure de Calvin avec Lady Ashworth à côté du meurtre du pisteur d’esclaves qu’avait commis Alvin ? Qu’était un oiseau-mouche mort à côté d’un homme tué ? Margaret pardonnait à Alvin, mais pas à Calvin, non, parce qu’il ne faisait pas partie des élus.
Les gens ne sont que des hypocrites. Ça lui donnait des nausées de les voir sans cesse feindre d’être siiiii vertueux…
Sauf Balzac. Il ne faisait jamais semblant. Il restait lui-même. Et il ne jugeait pas Calvin. Il l’acceptait tel qu’il était. Il ne le comparait pas à Alvin non plus. Comment aurait-il pu ? Ils ne s’étaient jamais vus.
Le repas touchait à sa fin. Tout à ses réflexions, Calvin n’avait pas remarqué qu’il n’avait quasiment pas ouvert la bouche. Mais que dire quand sa belle-sœur s’imaginait déjà tout savoir sur lui, de toute façon ?
Balzac parlait à Margaret de la jeune esclave qui leur avait ouvert la porte à la pension. « Je lui ai demandé ce qu’elle désirait le plus au monde, et elle m’a répondu qu’elle voulait un nom. Je croyais que les propriétaires en donnaient un à leurs esclaves. » Margaret le regarda avec surprise, et il lui fallut un certain temps pour réagir. « La jeune fille à qui vous avez parlé a deux noms, expliqua-t-elle enfin. Mais elle les déteste tous les deux.
— C’est ce qu’elle voulait dire ? demanda Balzac. Qu’elle n’aimait pas son nom ? Mais ce n’est pas la même chose que souhaiter en avoir un. »
À nouveau, Margaret parut méditer un instant.
« Vous avez mis le doigt sur un point qui m’a intriguée, je crois. Elle déteste son nom, puis elle vous dit qu’elle souhaiterait en avoir un. Je ne comprends pas. »
Balzac se pencha par-dessus la table et posa la main sur celle de Margaret. « Il faut me dire ce que vous pensez réellement, madame.
— Je pense réellement que vous devriez ôter votre main de la mienne, répondit Margaret d’une voix douce. Le procédé est peut-être du goût des femmes de France, mais les familiarités non désirées n’ont guère d’effet sur moi.
— Je vous demande pardon.
— Et je vous ai dit ce que je pensais réellement.
— Mais c’est faux. »
Calvin faillit éclater de rire au spectacle de son ami tenant tête avec tant d’aplomb à sa belle-sœur.
« Vraiment ? fit Margaret. Dans ce cas, j’ignore tout de la vérité.
— Je l’ai vu dans vos yeux. Ils sont devenus songeurs. Puis vous avez pris une décision. Et vous m’affirmez pourtant que vous ne comprenez pas le désir de cette fille d’avoir un nom.
— J’ai dit que je ne comprenais pas. Entendez que je n’arrive pas à trouver son vrai nom.
— Ah. Donc vous avez quand même compris quelque chose.
— Je n’ai jamais songé à le chercher jusque-là. Je lui connais deux noms : celui, affreux, que lui a donné sa mère, et celui auquel elle répond ici, qui ne vaut guère mieux – on l’appelle Poissarde. Mais aucun ne semble le vrai. Seulement, elle croit qu’ils le sont. Ou plutôt, elle ne s’en connaît pas d’autre, et elle sent qu’il doit en exister un troisième, alors elle souhaite le découvrir et… Bref, vous voyez, je n’ai rien compris.
— Votre compréhension n’est peut-être pas à la hauteur de vos exigences, fit Balzac, mais elle me laisse quand même sans voix. »
Balzac et madame Smith continuèrent de débiter des fadaises et de faire assaut de compliments. Calvin, lui, méditait sur les noms. Sur la vie qui lui aurait été beaucoup plus facile s’il n’avait pas partagé le même qu’Alvin, à une lettre près. Sur la réticence d’Alvin à porter le nom de « Maker » – le Faiseur – alors qu’il lui revenait de plein droit. Alvin Smith, ah oui. Et puis Margaret… Pourquoi avait-elle décidé de ne plus être Peggy ? Quelles ambitions nourrissait-elle ? Ou était-ce Margaret le vrai nom et Peggy le camouflage ? »
Et patati, et patata. Oh, la ferme, vous deux ! « J’ai une question, les interrompit Calvin. Qu’est-ce qui vient en premier ? Le nom ou l’âme ?
— Que voulez-vous dire ? demanda Balzac.
— J’veux dire, est-ce que l’âme reste la même quel que soit le nom qu’on y donne ? Ou : si on change le nom, est-ce qu’on change l’âme ?
— Qu’est-ce que le nom vient faire avec… ? » La voix de Margaret mourut. Son regard se perdit dans le vague.
« J’ai l’impression que la compréhension fait son chemin sous nos yeux », dit Balzac.
Calvin était contrarié. Elle n’était pas censée prendre sa réflexion au sérieux. « J’ai jusse posé une question, j’voulais pas fourrer l’nez dans les secrets de l’univers. »
Margaret l’observa d’un air indifférent. « Tu allais faire une plaisanterie idiote sur Alvin et toi ; tu lui donnerais le C de ton nom et tu serais l’homme que tout le monde apprécie.
— Pas vrai », fit Calvin.
Elle ignora sa protestation. « Les esclaves ont un nom, dit-elle, mais sans en avoir, parce que celui que leur a donné leur maître n’est pas le vrai. Tu ne vois pas ? C’est une façon de rester libre.
— Ç’a rien à voir avec la liberté pour de bon, dit Calvin.
— C’est évident. Mais c’est pourtant davantage qu’une question de nom. Parce qu’en cachant leur nom ils cachent autre chose. »
Calvin repensa à ce qu’il avait dit au départ de cette discussion ridicule. « Leur âme ?
— Leur flamme de vie. Je sais que tu comprends de quoi je parle. Tu ne vois pas dans les flammes de vie comme moi, mais tu arrives à les localiser. N’as-tu pas remarqué que les esclaves n’en ont pas ?
— Si, ils en ont.
— De quoi vous parlez ? demanda Balzac.
— D’âmes, répondit Calvin.
— De flammes de vie, rectifia Margaret. Je ne sais pas s’il s’agit de la même chose.
— Aucune importance, dit Calvin. Les Français, ils ont ni l’une ni l’autre.
— Maintenant il m’insulte, moi et mon pays, fit Balzac, mais vous remarquerez que je ne le tue pas.
— Par rapport que vous avez les bras trop courts et que vous buvez trop pour pointer un pistolet, dit Calvin.
— Parce que je suis civilisé et que je méprise la violence.
— Vous vous moquez donc tous les deux que les esclaves aient trouvé un moyen de cacher leur âme à leurs maîtres ? fit Margaret. Ils te sont donc tellement invisibles, Calvin, que tu n’as même pas remarqué l’absence de leur flamme de vie.
— Ils ont quand même une étincelle.
— Mais toute petite, sans profondeur. C’est un souvenir de flamme, pas la flamme elle-même. Je ne distingue rien dedans.
— Moi, j’ai l’impression qu’ils ont trouvé un moyen de t’cacher, à toi, leur âme.
— Il n’écoute donc jamais ? demanda Margaret à Balzac.
— Si, répondit le Français. Il entend, mais il ne fait pas attention.
— À quoi j’aurais dû faire attention ? demanda Calvin.
— À ce que la fille noire a dit qu’elle souhaitait, répliqua Balzac. Un nom. Elle a caché son nom et son âme, mais maintenant elle veut les récupérer et ne sait pas comment s’y prendre.
— Vous avez trouvé ça quand ?
— C’était évident dès que madame Smith a fait le rapprochement. Je ne connais pourtant personne de mieux informé que vous en matière de pouvoirs secrets. Comment avez-vous fait pour ne pas vous en apercevoir ?
— Je m’occupe pas des âmes.
— Les pouvoirs qu’ils ont ramenés d’Afrique fonctionnent différemment, expliqua Margaret. Alvin a essayé de comprendre, et moi aussi, et nous croyons que tout le monde naît avec des pouvoirs secrets, mais ils ont appris auprès de leur entourage à s’en servir autrement. Nous, les Blancs – du moins les Anglo-Saxons, quoique Napoléon agisse de même, alors allez savoir –, nous apprenons à nous en servir individuellement, nous les combinons à un talent, une préférence ou un besoin innés. Il nous arrive d’en sortir quelques bribes de nous-mêmes, celles qu’on met dans des sortilèges, mais le vrai pouvoir reste enfermé dans chacun. Tandis que les Rouges, ils ouvrent leurs pouvoirs au monde environnant, se trouvent de moins en moins seuls, de plus en plus liés à la puissance de la nature. Ils y gagnent de grands pouvoirs, mais qu’on les coupe de la nature et ils n’ont plus rien.
— Et les Noirs ? demanda Balzac.
— Ils apprennent à mettre leur pouvoir dans des objets, ou bien c’est là qu’ils le trouvent, je ne sais pas. Comme je n’ai jamais pratiqué cette méthode personnellement, pas plus qu’Alvin, nous n’avons pu qu’avancer des hypothèses. Mais j’ai vu certaines choses dans les flammes de vie des Noirs… j’avais peine à le croire. Pourtant c’est ainsi. La mère d’Arthur Stuart… elle possédait un pouvoir extraordinaire. Elle a créé un objet et s’est donné des ailes. Elle a volé. »
Balzac éclata de rire avant de comprendre qu’elle ne blaguait pas, qu’elle ne recourait même pas à une image. « Volé ?
— Pendant au moins cent milles, confirma Margaret. Pas assez loin, pas tout à fait dans la bonne direction, mais suffisamment pour sauver son bébé, quoique au prix de ses forces et de sa vie.
— Cet Arthur Stuart, pourquoi vous ne lui demandez pas comment fonctionne le pouvoir des Noirs ?
— C’est qu’un drôle, répondit Calvin d’un ton méprisant, et puis il est à moitié blanc, de toute manière.
— Tu ne le connais pas, dit Margaret. Il ignore le fonctionnement des pouvoirs des Noirs parce que ce fonctionnement n’est pas inscrit dans le sang, il se transmet de parents à enfants. Alvin a appris le chant vert des Rouges parce qu’il est devenu comme un enfant pour Tenskwa-Tawa et Ta-Kumsaw. Arthur Stuart a grandi avec un pouvoir qui a pris la forme d’un talent, comme les Blancs, parce qu’il a été élevé parmi les Blancs. Je crois que les Noirs ont du mal à garder leurs coutumes africaines. Ce qui explique peut-être pourquoi Poissarde ne se souvient pas de son vrai nom. Quelqu’un lui a enlevé son nom, lui a enlevé son âme, afin de le garder au secret, de le garder à l’abri, libre. Mais elle veut maintenant le retrouver et elle n’y arrive pas parce qu’elle n’est pas née africaine, elle n’est pas entourée d’une tribu, seulement d’esclaves brisés dont les flammes de vie et les noms sont tenus cachés.
— S’ils ont tous ces pouvoirs, fit Calvin, comment ça se fait qu’ils soyent esclaves ?
— Oh, c’est simple, répondit Balzac. Ceux qui les ont capturés en Afrique sont aussi des Africains, ils connaissent les pouvoirs, alors ils empêchent les prisonniers de garder les éléments dont ils ont besoin.
— Les Noirs contre les Noirs, dit Margaret d’une voix triste.
— Comment vous savez tout ça ? demanda Calvin à Balzac.
— Je suis allé sur les quais ! J’ai vu les Noirs enchaînés qu’on traînait hors des bateaux. J’ai vu d’autres Noirs les fouiller, leur confisquer de petites poupées de chiffon ou d’excréments, toutes sortes de choses.
— Où j’étais, moi, durant que vous regardiez ça ?
— Vous étiez soûl, mon ami.
— Vous aussi, alors.
— Mais moi, j’ai de grandes aptitudes au vin. C’est quand je suis soûl que je me sens le mieux. C’est le talent national des Français.
— Je n’en serais pas fière à votre place, dit Margaret.
— Moi, je ne ferais pas de morale sur notre vin, ici, au pays de l’eau-de-vie de maïs et du whisky de seigle. » Balzac lui lança un regard polisson.
« Au moment où vous commenciez à me plaire, monsieur Balzac, vous prouvez que vous n’êtes pas un gentilhomme.
— Rien ne m’y oblige, répliqua Balzac. Je suis un artiste.
— Vous marchez quand même sur deux jambes et mangez avec votre bouche. Le statut d’artiste ne vous confère pas de privilèges particuliers. Il vous donnerait plutôt de plus grandes responsabilités.
— Je dois étudier la vie dans toutes ses manifestations.
— C’est peut-être vrai. Mais si vous goûtez à toutes les vilenies du monde, si vous vous livrez à toutes les trahisons et tous les méfaits, vous ne pourrez pas goûter aux joies supérieures parce que vous ne serez pas assez fort ou en assez bonne santé – ou assez convenable pour partager la compagnie des braves gens, une des plus grandes joies de l’existence.
— S’ils ne peuvent pas pardonner mes petites manies, ce ne sont pas d’aussi braves gens que vous dites, pas vrai ? » Balzac sourit comme s’il venait de jouer le dernier as du jeu.
« Ils les pardonneraient, vos petites manies, dit Margaret. Et ils accepteraient votre compagnie. Mais si vous vous mêliez à eux, vous ne comprendriez pas de quoi ils parlent. Faute d’avoir vécu les expériences qui les lient ensemble. Vous seriez un étranger, non pas de leur fait, mais parce que vous n’avez pas suivi la route qui enseigne à devenir l’un d’entre eux. Vous vous sentiriez exilé du jardin enchanteur, mais vous ne devriez votre exil qu’à vous seul. Et pourtant vous les en rendriez responsables, vous les trouveriez prompts à porter des jugements et impitoyables, alors que c’est votre propre douleur et vos souvenirs amers qui vous condamneraient, votre propre ignorance de la vertu qui ferait de vous un étranger dans le pays qui aurait dû être le vôtre. »
Ses yeux flamboyaient et Balzac la regarda avec émerveillement. « J’ai toujours pensé goûter au mal et imaginer le bien parce que c’est plus facile. Vous me convainquez presque de faire l’inverse. »
Calvin n’était pas aussi extasié. Il savait que ce petit sermon s’adressait à lui et il ne l’appréciait guère. « Les braves gens connaissent pas d’secret de ce genre, dit-il. Ils font jusse semblant pour se consoler d’être passés à côté des plaisirs. »
Margaret lui sourit. « J’ai pris ces idées dans tes propres pensées il y a quelques minutes à peine, Calvin. Tu sais que je dis vrai.
— J’pensais le contraire.
— Tu pensais le penser. Mais tu n’aurais pas eu à le penser si tu avais été vraiment convaincu. »
Balzac éclata bruyamment de rire, et Calvin l’imita – quoique sans enthousiasme.
« Madame Smith, j’aurais pu me creuser la tête des jours durant, jamais je n’aurais imaginé qu’on puisse lancer dans une conversation une phrase pareille en lui donnant un sens. “Tu pensais le penser.” Merveilleux ! “Tu ne le penserais pas si tu pensais vraiment ce que tu penses que tu pensais.” À moins que ce soit “ce que tu pensais que tu penses”.
— Ni l’un ni l’autre, fit Margaret. Vous cherchez déjà à déformer mes propos.
— Je ne suis pas journaliste ! Je suis romancier et je peux enjoliver tous les propos que je veux.
— Alors enjolivez donc ceux-ci. Vous jouez tous les deux à vos jeux ridicules – Calvin à l’homme de pouvoirs, monsieur de Balzac à l’artiste –, mais autour de vous existe la vraie vie. Les vraies souffrances. Les Noirs sont des êtres humains comme vous et moi, mais ils renoncent à leur flamme de vie et à leur nom pour supporter le tourment d’appartenir à d’autres gens qui les méprisent et les craignent. Si vous pouvez résider dans cette ville du mal et rester insensibles à leurs souffrances, alors c’est vous qui êtes insignifiants et creux. Vous pouvez garder votre nom et votre flamme de vie parce qu’ils ne valent pas la peine qu’on vous les vole. »
Là-dessus, elle se leva de table et sortit du restaurant.
« Vous croyez qu’on l’a vexée ? demanda Calvin.
— Peut-être, répondit Balzac. Mais ce qui m’embête davantage, c’est qu’elle est partie sans payer. »
Justement, le serveur s’approchait déjà. « Ces messieurs désirent-ils régler en espèces ?
— C’est la dame qui nous a invités, dit Balzac. A-t-elle oublié de payer ?
— Mais elle a payé, fit le serveur. Son repas à elle. Avant que vous passiez à table, elle nous a signé son chèque. »
Balzac regarda son compagnon puis éclata de rire. « Vous devriez vous voir, monsieur Calvin !
— On peut s’faire arrêter pour ça.
— Mais ils ne tiennent pas à faire arrêter un romancier français. Car je retournerais en France écrire que leur restaurant est un nid de mouches et de puanteur. »
Le serveur lui jeta un regard glacial. « L’ambassadeur de France nous engage pour préparer les repas de ses soirées, dit-il. Votre menace ne m’impressionne pas. »
Quelques instants plus tard, les bras plongés dans l’eau de vaisselle grasse, Calvin bouillait de colère. Envers Margaret, bien sûr. Envers Alvin qui avait commis l’erreur de l’épouser. Envers Balzac aussi pour sa façon de plaisanter joyeusement avec les esclaves noirs qui auraient dû normalement effectuer toutes les corvées de cuisine dont le Français et lui avaient écopé. Les Noirs ne répondaient d’ailleurs pas à ses plaisanteries. Ils le regardaient à peine. Mais Calvin voyait bien que ça les amusait : leur nombre grandissait dans la cuisine où ils s’attardaient plus que ne l’exigeaient leurs tâches. Et lui, on l’ignorait tandis qu’il sortait de pleins seaux de restes des clients pour alimenter le tas de compost à l’usage du potager, qu’il vidait des bassines d’eau usée, qu’il en tirait de la nouvelle au puits pour la faire chauffer. Du travail pénible qui le mettait en nage, lui salissait les mains et lui maculait la figure. Il avait cru ne jamais tomber plus bas que son bain d’urine de la dernière nuit, mais il se coltinait à présent du travail d’esclave pendant que les esclaves le regardaient faire ; et malgré ça ils lui préféraient tous quelqu’un d’autre.
Calvin revint dans la cuisine à l’instant où un Noir transportait une pile d’assiettes propres à ranger sur les étagères. Une ombre de sourire flottait encore sur les lèvres de l’homme au souvenir d’une blague de Balzac et, après ce qui venait de se passer durant la soirée, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Calvin envoya sa bestiole dans la vaisselle et la brisa toute, la pulvérisa dans les bras de l’esclave. Des éclats s’envolèrent de tous côtés.
Le fracas attira aussitôt le chef blanc ainsi que le surveillant dont la baguette trapue se levait déjà, prête à frapper le maladroit ; mais Balzac surgit soudain et se jeta entre l’esclave et la baguette. Il lui fallut véritablement se jeter parce que l’esclave et le surveillant étaient l’un comme l’autre beaucoup plus grands que lui. Il sauta en l’air et s’accrocha littéralement au Noir comme un enfant qui voudrait qu’on le porte sur le dos.
« Non, monsieur, ne le frappez pas, ce n’est pas de sa faute. Je lui ai malencontreusement buté dedans et j’ai fait tomber toutes les assiettes par terre ! Je suis un misérable, je mange un repas que je ne peux pas payer, et maintenant je casse toutes ces assiettes. C’est mon échine qui mérite la correction.
— Je ne vais pas fouetter un Blanc comme un nègre, fit le surveillant. Vous me prenez pour qui ?
— Pour le bras de la justice, répondit Balzac, et moi je suis la tête coupable.
— Sortez-moi ces imbéciles de ma cuisine, dit le chef.
— Mais vous êtes français ! s’écria le romancier.
— Évidemment que je suis français ! Qui voudrait embaucher un cuisinier anglais ? »
Aussitôt Balzac et le chef se lancèrent dans un torrent de français. Calvin en comprit une partie, mais pas suffisamment pour avoir envie d’en entendre davantage. Balzac l’avait privé de son plaisir, comme de juste, et les esclaves le regardaient – à la dérobée, de peur d’être pris à observer un Blanc – comme s’il était Dieu en personne venu les tirer de leur captivité. Même quand Calvin se fâchait et voulait se venger un peu, c’est en définitive Balzac qui avait le beau rôle et lui-même qui passait pour quantité négligeable.
Les tirer de leur captivité. Dieu en personne. L’écho de sa réflexion lui résonnait encore dans la tête. Margaret prétend qu’ils ont perdu leur nom et leur flamme de vie. Elle déteste l’esclavage et veut le supprimer. Ils ont besoin de quelqu’un pour retrouver leur âme et les tirer de leur captivité.
Balzac en est incapable. Qu’est-il ? Un crétin de Français aux doigts tachés d’encre. Mais si je libère les esclaves, que sera Alvin à côté de moi ?
Il songea un instant foudroyer le surveillant et pousser les esclaves à courir. Mais courir où ? Non, ce qu’il fallait, c’était un soulèvement général. Et on ne pouvait guère espérer d’esclaves sans âme assez de jugeote pour fomenter une révolte.
Voilà donc le premier objectif. Trouver des âmes et donner des noms.